La communauté scientifique constate que la dégradation de la nature continue de s’accélérer du fait des impacts des activités humaines, au point de mériter l’appellation de sixième extinction de masse. Les premières perturbations induites affectent directement la société et le fonctionnement des entreprises ; plusieurs institutions anticipent une fragilisation du système financier.

Pour dessiner des trajectoires de restauration de la nature à l’échelle mondiale, l’accord de Kunming-Montréal adopté l’an dernier reconnaît pour la première fois le rôle des entreprises et les appelle d’abord à reconnaître et publier leurs impacts et leurs risques, puis à intégrer la préservation et la restauration de la biodiversité à leurs activités.

Le Dialogue Entreprise – Finance (DEFi) organisé par EpE et l’Institut de la Finance Durable a organisé une réflexion de place et confirmé la possibilité d’agir dès maintenant. La première version opérationnelle du cadre de reporting préparée par la Taskforce on Nature-Related Financial Disclosures pose d’ailleurs les bases d’une compréhension mutuelle entre entreprises et communauté financière et constitue un premier outil pour réorienter à grande échelle les flux de capitaux vers des investissements meilleurs pour la biodiversité.

Le besoin de mieux caractériser les modèles d’affaires favorables a d’ailleurs conduit la Commission Biodiversité d’EpE à recenser et analyser les pratiques de ses membres de ce point de vue. Fondée sur une soixantaine de témoignages portant sur l’ensemble des chaînes de valeur, la publication « Biodiversité : valoriser pour agir » montre de nombreuses réussites. Plusieurs exemples suggèrent que plus ces actions sont définies localement, prenant en compte les multiples facettes et dimensions du vivant à travers une diversité d’indicateurs et impliquant une diversité de parties prenantes, plus le résultat est convaincant.

À l’image du fonctionnement du dispositif act4nature international, la méthode consistant à construire collectivement et progressivement des trajectoires d’amélioration et des objectifs pragmatiques et proches du terrain semble permettre d’apprendre ensemble au fur et à mesure de l’action, même en l’absence de trajectoires développées par l’IPBES similaires à celles du GIEC pour le climat. L’IPBES affirme d’ailleurs déjà que ces méthodes fondées sur des processus délibératifs pour juger conjointement des valeurs permettent d’intégrer une représentation plus fiable de la nature dans les décisions des entreprises. Elles conduisent en général à préconiser des solutions fondées sur une sobriété pérenne, notamment en matières premières vivantes.

L’évolution de la relation que les humains entretiennent avec la nature constitue un autre ensemble de solutions. Il semble qu’en matière de biodiversité, le monde économique doive accepter « d’opérer à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur[i] », et que c’est ainsi qu’il sera possible de restaurer la nature et de rétablir ses fonctionnalités pour maintenir l’habitabilité de la Terre.

Dans la transformation écologique dont chaque acteur reconnaît aujourd’hui l’urgence, les entreprises ne mettent pas encore la nature au même rang que le climat, sans doute parce que le fonctionnement du monde économique actuel repose en fait largement sur des approches d’ingénieurs. Absence d’indicateurs uniques, difficulté à définir des modèles d’affaires valables en tout lieu, subjectivité des jugements sur les risques, les impacts et les priorités, caractère diffus des bénéficiaires des services rendus par la nature, approches expérimentales peu reproductibles… sont autant d’obstacles apparents, mais laissent de vastes possibilités d’actions aux entreprises.

Le monde financier est un moteur puissant de la décarbonation ; sous sa pression et dans le cadre du dialogue actionnarial, ce sujet est aujourd’hui au cœur des stratégies et des process des entreprises. Le risque est grand que cela ne se fasse en partie avec une pression accrue sur les sols et les ressources de la biosphère. Comment mettre cette puissance également au service de la restauration de la nature ? Les membres d’EpE, financiers et entreprises du monde physique, continuent à y travailler ensemble.

Claire Tutenuit, Déléguée générale
Benoît Galaup, Responsable Biodiversité, Finance et Numérique

[i] Citation de François Jacob (1981) utilisée par Tatiana Giraud lors de sa leçon inaugurale au Collège de France (2022) : « Dynamique de la biodiversité et évolution : formation des espèces, domestication et adaptation ».

Source : La Lettre d’EpE – n° 70 – octobre 2023