La place de la nature dans les réflexions et les actions des entreprises s’est renforcée depuis les accords d’Aichi de 2010 et l’agenda politique international de la biodiversité reconnaît de plus en plus le rôle des acteurs économiques dans les solutions autant que dans les atteintes à la nature.

Les acteurs financiers commencent à vouloir intégrer le sujet dans leurs décisions d’investisse­ment ou de financement, comme le montre l’ini­tiative Task-force for Nature Financial Disclosure (TNFD) lancée en 2021 ou d’autres, mais leurs analyses se heurtent à l’absence d’un indicateur synthétique susceptible de représenter l’impact d’une entreprise ou d’un projet et d’évaluer les solutions imaginables. Les entreprises qui mettent déjà en œuvre des actions de protection ou de restauration de la nature et des services écosystémiques ont pour la même raison beau­coup de mal à en rendre compte à leurs financeurs.

À l’initiative de membres français de la TNFD, le colloque DEFi, Dialogue Entreprises – Finance sur les solutions et actions pour la nature a été organisé le 27 juin 2022 par les associations EpE et Finance for Tomorrow pour explorer les pistes permettant de surmonter ces difficultés ; il a rassemblé près de 200 experts et décideurs issus d’entreprises industrielles et de services, du secteur financier, d’institutions scientifiques, de sociétés de conseil, d’ONG et de la sphère publique, et ouvert de nombreux débats.

Le travail de la TNFD pour développer un cadre de divulgation des impacts, risques et opportu­nités liés à la nature a été reconnu comme indis­pensable pour généraliser la prise en compte de la biodiversité par l’ensemble du monde économique et développer une compréhension partagée de ces enjeux. Ainsi, la TNFD demande aux entreprises de se concentrer sur leur proxi­mité avec des aires protégées, qui pourraient, si la COP15 est un succès, représenter d’ici quelques années 30 % des aires terrestres comme des aires marines. C’est bien entendu une priorité, mais les scientifiques de l’IPBES, comme l’IUCN, appellent aujourd’hui à respecter et favoriser la biodiversité dans toutes les zones d’exploitation agricole et toutes les forêts, pas seulement les aires protégées. Comment intégrer cette dimen­sion aussi ?

Autre difficulté, comment trouver le bon compro­mis entre par exemple l’enjeu du climat et celui de l’artificialisation des sols ? Vaut-il mieux pour l’environnement une forêt monospécifique, une centrale photovoltaïque au sol ou de l’agriculture biologique, et comment les acteurs financiers peuvent-ils arriver sur cette question à la même réponse que les agriculteurs, les scientifiques ou les parties prenantes confrontées à un projet local  ?

Nombre d’acteurs ont par ailleurs exprimé le souhait de disposer de scénarios prospectifs pour mieux orienter leurs actions, à l’instar des trajectoires de réductions d’émissions du GIEC. Mais la nature est complexe à modéliser – c’est d’ailleurs pour cela que l’évaluation des risques liés à la biodiversité est si difficile ; les scéna­rios pertinents paraissent aujourd’hui possibles essentiellement à l’échelle d’un territoire à peu près uniforme. Comment aller au-delà ? Beau­coup de questions encore sans réponse claire sont ainsi apparues, dont une interpellation particulièrement stimulante : qu’est-ce qui vous empêche de faire plus ? La réponse des acteurs présents a été qu’en effet, chacun peut agir sans attendre d’avoir des systèmes d’information complets ; le dialogue concret entreprise-finan­cier est source pour chacun d’une meilleure appréhension du sujet.

Comme il a été dit durant le colloque, c’est « le combat du siècle » et les acteurs doivent s’ins­taller dans la durée dans ce dialogue, et surtout dans un trilogue avec la société civile à tous les niveaux, du local au mondial. C’est en effet un sujet multidimensionnel où toutes les actions peuvent être l’objet de jugements diversifiés voire contra­dictoires : la plupart des décisions économiques ont des conséquences variées, plus ou moins directes, et des externalités positives ou négatives, en fort contraste avec la logique financière qui décrit la réalité en une seule dimension. Comment va dans notre société se construire la représenta­tion de ce qui est bon ou non ?

Il y a là aussi des enjeux business : le monde va-t-il vers des systèmes d’information ouverts, permettant des coopérations sur les expériences des uns et des autres ? Ou au contraire vers des systèmes d’information privés gérés dans la confidentialité ?

Les membres d’EpE continuent à travailler avec d’autres entreprises et ONG sur ces questions de fond, en particu­lier à travers la création récente d’un groupe de consultation français de la TNFD qui poursuivra les échanges.

Claire Tutenuit, Déléguée générale
Benoît Galaup, Responsable du pôle Biodiversité & Numérique

Source : La Lettre d’EpE n° 66 – octobre 2022